La décision de Aly Ngouille Ndiaye met «le pays dans un risque énorme»
– PhD en Biologie et Pathologies Humaines et membre associé de la Société mondiale de virologie, El Hadji Seydou Mbaye, virologue établi à New York (Etats-Unis), et le Professeur Massamba Diouf, épidémiologiste agrégé en Santé publique, passent en revue la décision de Aly Ngouille Ndiaye de donner des autorisations de circuler, en pleine pandémie de Covid-19, aux Sénégalais qui voudraient aller passer la Korité en famille.
Faut-il lever les barrières inter-regionales pour être logique avec la décision de Aly Ngouille Ndiaye de donner des autorisations de circuler à ceux qui veulent aller fêter la Korité en famille ?
Dr EL H. S. Mbaye : «Au début de la pandémie, les autorités avaient pris des mesures pour endiguer la maladie et éviter sa propagation dans les autres régions. Malgré ces restrictions, les gens se déplaçaient clandestinement d’une localité à une autre. Cela a prouvé que le dispositif qui a été mis en place n’était pas efficace. Au lieu de confiner deux régions (Dakar et Diourbel) au départ, ils ont laissé la maladie se propageait dans les autres localités. Aujourd’hui, la maladie a atteint une certaine ampleur et on veut octroyer des autorisations à une grande masse d’aller fêter la Korité en famille. C’est incompréhensible ! Cela montre que tout ce qu’on a investi depuis le début pour empêcher la propagation, risque d’être nul. Nous sommes face à une évolution de plus en plus de la maladie, donc il serait suicidaire de lever les barrières inter-régionales vu la vitesse de la propagation du virus.»
Pr M. Diouf : «Assouplissement des mesures ne devrait pas signifier abolissement des mesures ! Lever les barrières inter-régionales rimerait avec ce que l’autre (Dr Papa Moussa Thior, ndlr) a appelé : « Laisser circuler le virus. » Si le gouvernement doit autoriser les déplacements pour la célébration de la fête de Korité, il sera nécessaire de l’encadrer pour éviter qu’il y ait une augmentation des risques de transmission ou de contamination. D’abord, une ville comme Dakar concentre plus de 60% des cas. Ensuite, vient Touba en termes d’incidence du Covid-19. Une autre particularité réside dans leur statut démographico-économique et enfin le fait qu’elles regorgent des saisonniers pour la plupart venus de l’intérieur du pays. Si on emprunte le terme « émigrés internes », on s’aperçoit que cela va à la fois concerner le secteur informel comme celui formel. Donc vous imaginez tout ce beau monde qui devrait quitter leur lieu de travail pour rallier leurs localités d’origine. Le virus ne voyage pas tout seul. Il est souvent colporté par les Hommes. Donc nous appelons à la prudence. C’est-à-dire maintenir les restrictions en termes de nombre de passagers dans les véhicules, les heures de déplacement et du nombre de jours chômés par exemple avec un contrôle rigoureux et strict des forces de défense et de sécurité, pour limiter les flux des voyageurs.
Quelle conséquence cette mesure peut avoir sur la propagation du virus dans le pays, surtout dans les départements qui n’ont pas encore enregistré de cas ?
Dr EL H. S. Mbaye : «Jusqu’ici, on peut dire que le Sénégal maîtrise la situation. Mais si on lève les barrières, cela peut entraîner une évolution exponentielle du nombre de cas. Les barrières servent à ralentir la propagation de la maladie de région en région. Maintenant, ils ont choisi de donner des autorisations. Ils peuvent le faire, mais avec des conditions, parce qu’on ne peut pas donner à tout le monde des autorisations pour aller dans les régions. Ce que cela demande comme dispositif, l’Etat ne peut pas le faire. Parce que pour contrôler ces déplacements, le ministère devrait être sûr que toutes les personnes détentrices d’une autorisation ne sont pas malades. Ce qui n’est plus possible de contrôler à moins d’une semaine de la fête. Il y a donc un risque énorme de propagation du virus. Puisque la fête de Korité est un moment de retrouvailles de la grande famille, du coup si quelqu’un est un cas asymptomatique, il y a un risque d’une propagation très rapide du virus dans la grande famille. Et dans le monde rural, il y a beaucoup de personnes âgées qui sont très vulnérables à la maladie. Si on lève les barrières ou on donne massivement des autorisations, il faut s’attendre à de nouvelles vagues de contamination dans les autres localités du pays après la Korité. Si jusqu’à présent nous avons un très faible taux de mortalité, il ne faut pas être surpris du nombre de morts après cette fête religieuse, si on autorise massivement les gens à aller rejoindre leur famille. D’habitude, les gens qui se déplacent lors de cette fête sont des jeunes et ils peuvent être asymptomatiques sans le savoir.»
Pr M. Diouf : «Il y a un grand risque de faire face à une nouvelle vague de contamination. La conséquence du non-respect de l’assouplissement pourrait être la contamination justement des zones qui jusque-là n’ont pas encore enregistré de cas et/ou la flambée des nouveaux cas dans les localités déjà touchées. Rappelons que ce sera un contexte de fête religieuse avec des traditions de Ziara ou de visites de courtoisie, ce qui pourrait stimuler les comportements favorables au Covid-19. Il est évident que si l’on y prend garde, après la Korité, il peut y avoir une inversion des tendances entre les autres régions et celles de Touba et Dakar. Insistons davantage sur les mesures barrières comme le port de masque, le lavage des mains et la distanciation physique surtout durant ces moments de communion. Le ministère de la Santé doit continuer à garder le cap.»
FALLOU FAYE
La mesure de la discorde
La mesure a suscité de vives critiques. Un rejet à la limite. Après le message à la Nation du chef de l’Etat, le 11 mai dernier, sur la situation du Covid-19 avec l’assouplissement des restrictions (ouverture des lieux de culte, reprise des cours…), le ministre de l’Intérieur a annoncé un certain nombre de mesures pour accompagner les décisions du président de la République. Aly Ngouille Ndiaye a ainsi demandé à ceux qui souhaitent aller fêter la Korité en famille de faire la demande pour bénéficier d’un assouplissement pour voyager. Aly Ngouille Ndiaye : «Nous invitons au maximum les gens à rester, parce que la fête de Korité est, certes, importantes, mais l’enjeu veut que les gens restent. Maintenant, s’ils ne veulent pas rester, ils peuvent demander une autorisation et, très certainement, ils bénéficieront d’assouplissement pour voyager.» Une déclaration vivement fustigée par certains spécialistes de la santé.
Convaincu de ses idées, Dr Papa Moussa Thior semble prendre le parti de Aly Ngouille Ndiaye. Il trouve absurde de maintenir les barrières inter-régionales au moment où le chef de l’Etat prône l’assouplissement des mesures restrictives. Dans la lutte contre nouveau Coronavirus (Covid-19), Dr Papa Moussa Thior garde sa voix dissonante. Consultant en santé publique et développement, Dr Thior rame à contre-courant des mesures prises par les autorités pour endiguer la pandémie. Après avoir déclaré dans un entretien accordé à «L’Observateur» qu’il faut laisser le virus du Covid-19 circuler, l’ancien coordonnateur du Programme national de lutte contre le paludisme (Pnlp) estime qu’il faut lever les barrières inter-régionales pour être logique avec la décision du ministre de l’Intérieur de donner des autorisations à ceux qui veulent aller fêter la Korité en famille. Un laisser-passer à haut risque de propagation du virus pour ses collègues Pr Massamba Diouf et Dr El Hadji Seydou Mbaye (lire interview croisée).
FALLOU FAYE